Compositeur attitré des films de Mamoru Oshii, on lui doit notamment les fantastiques musiques des deux opus de Ghost in the Shell. Mais Kenji Kawai a également beaucoup travaillé pour la télévision. De Maison Ikkoku (Juliette je t’aime) à Ranma ½ en passant par Blue Seed, il a œuvré pendant plus de 30 ans sur des dizaines d’anime, principalement durant les années 1980-1990. Plus récemment, on a toutefois pu encore reconnaître son travail si caractéristique sur Mob Psycho 100 ainsi que sur Apocalypse, une série de documentaires sur la Seconde Guerre mondiale.
Cette interview a été réalisée en décembre 2001, lors de sa venue en France au festival Nouvelles images du Japon, au Forum des Images à Paris. Il venait faire la promotion, avec Mamoru Oshii, du film en prises de vues réelles Avalon (sorti au cinéma en France en avril 2002). Durant cet entretien, Kenji Kawai s’est alors confié longuement, et avec une bienveillance rare, sur sa carrière (déjà bien remplie) et sa façon de travailler.
L’interview
Votre “musicographie” est très impressionnante ! Comment faîtes-vous pour composer autant ? Ne faîtes-vous que cela depuis 15 ans ?
Oui, en effet, je peux dire que je m’y suis toujours entièrement consacré, sauf depuis quelques temps où j’ai composé des chansons pour une jeune chanteuse.
Comment se passe la réalisation d’une série de musiques pour un dessin animé. Prenons l’exemple d’une série télévisée. Qui vous contacte ? Êtes-vous en concurrence avec d’autres compositeurs ?
Il n’y a pas de concurrence car lorsqu’on fait appel à moi, le choix du compositeur est déjà déterminé. Généralement, c’est soit un réalisateur, soit un producteur du studio d’animation qui m’appelle. Il arrive parfois que ce soit la maison d’édition de disques, car ces sociétés ont souvent des liens privilégiés ou des habitudes avec un label donné. Il a aussi des réalisateurs comme Mamoru Oshii, ou plus récemment Hideo Nakata (Ring), qui me contactent systématiquement.
Combien de temps de musiques devez-vous produire en moyenne pour une série de 26 x 26 minutes ?
Cela représente généralement entre 50 et 70 morceaux, ce qui doit totaliser entre une heure et demi et deux heures de musiques.
À quel moment du processus de la production du dessin animé ces musiques sont-elles produites ?
C’est très en amont que le directeur sonore me commande une liste de thèmes, avec des descriptions des personnages ou de leurs sentiments. Par exemple, la musique n°1 sera le thème du héros quand il est joyeux, la n°2 sera le même thème, mais triste, etc. En fait, je travaille très souvent bien avant que ne soit terminée l’animation du premier épisode !
Tout est terminé avant le début de la diffusion, ou arrive-t-il que l’on vous repasse une autre commande ultérieurement ?
Cela peut arriver si la série est longue, ou s’il y a une seconde saison, mais c’est assez rare. Tout est vraiment fait dès le départ.
Quand vous faites la musique d’un dessin animé, faites-vous aussi les génériques ?
Rarement, car la plupart du temps, les chansons des génériques sont imposées par les maisons de disques qui veulent promouvoir leurs chanteurs.
Quelle est le travail qui vous a fait connaître dans ce domaine ?C’est la musique que j’ai composée pour Akai Megane (The Red Spectacles), le premier long métrage (live, NDR) de Mamoru Oshii.
Envisagiez-vous auparavant vous lancer dans cette carrière de compositeur de bandes originales ?Je voulais vivre de ma musique, mais je n’avais pas spécialement pensé faire carrière dans ce domaine.
Comment avez-vous rencontré Mamoru Oshii ?Une femme qui était directrice d’une société d’effets sonores m’a mis en relation avec lui. Nous nous sommes vite bien entendus : lui, dans ce qu’il recherchait, moi, dans ce que je lui proposais, même si au départ, ce n’était pas aussi facile que ça peut l’être maintenant.
Comment travaillez-vous ensemble ? M. Oshii vous passe-t-il lui aussi une commande de musiques avant la réalisation ?
Pas du tout ! Avec lui, je travaille toujours en ayant vu le film, qu’il soit en prises de vues réelles ou en animation. Il me donne alors quelques directives dans le style musical qu’il veut associer au film, comme des instruments ou des sons qu’il aimerait trouver. Puis, je commence à lui jouer un air après avoir vu une première scène, de manière très simple, au clavier. Puis il me dit si cela lui plait ou non.
Êtes-vous devenu le compositeur attitré de M. Oshii, ou est-ce discuté à chaque nouveau film ? Joe Hisaishi expliquait que Hayao Miyazaki avait l’habitude remettre en cause sa collaboration à chaque nouveau projet…
Non, avec Mamoru Oshii, nous n’avons pas du tout ce type de relations ! Simplement, nous travaillons ensemble depuis si longtemps que nous nous connaissons très bien. Je comprends très vite ce qu’il attend de moi. Voilà pourquoi il apprécie que nous travaillions ensemble sur chacun de ses films…
À propos d’Avalon, quelles sont les directives que vous a donné M. Oshii. On remarque déjà qu’il y a plus d’orchestre que d’habitude, était-ce une volonté du réalisateur ?
Il m’a demandé une musique qu’il qualifie « d’européenne ». Et aussi que l’on puisse considérer comme existant depuis longtemps ! J’ai alors pensé à la musique des pays de l’Est et j’ai choisi de mettre en avant une seule voix, une soprano. Comme le film était tourné en Pologne, je trouvais intéressant de profiter de l’opportunité pour l’enregistrer sur place. D’ailleurs, c’est ce même orchestre que l’on aperçoit dans le film, puisque qu’il a été filmé l’après-midi qui a suivi l’enregistrement.
D’habitude, vos compositions s’articulaient plutôt sur des synthétiseurs et une production de studio. Est-ce la première fois que vous travaillez avec une grande formation symphonique ?
Oui, mais ce qui était intéressant, c’est que nous n’avons pas utilisé l’orchestre tel quel. Après l’avoir enregistré, j’ai rajouté des synthés, d’autres sons et des musiques électroniques. Puis, l’ensemble a été mixé pour donner ce mélange original.
Quel type de matériel utilisez-vous ? Travaillez-vous chez vous ou dans des studios ?
Cela dépend du budget et des moyens mis en œuvre. Pour tout ce qui est synthétiseurs, j’enregistre chez moi car j’ai mon propre matériel. Toutefois, il m’arrive d’aller dans d’autres studio pour finaliser des morceaux plus pointus.
Une spécificité chez vous, ce sont des chœurs, un certain type de voix samplées qu’on retrouve dans de nombreux morceaux. Comment obtenez-vous cet effet ?
C’est un mélange obtenu à partir de voix retravaillées et mélangées à des sons. Je réalise une véritable alchimie pour arriver à ce résultat ! Par contre, on m’a souvent demandé si j’avais trafiqué des voix pour le thème principal de Ghost in the Shell et pourtant, non, elles ont vraiment été chantées ainsi.
Comment aviez-vous trouvé ces voix à l’époque ?
Ces chanteuses sont au nombre de trois : Kazumi Nishida, Taeko Shirai et Yoshiko Itô. D’ordinaire, elles travaillent toutes dans la chanson folklorique japonaise et je les ai trouvées quand j’ai composé une chanson de type « ondo, c’est-à-dire dans le genre de celles que l’on entend dans les fêtes japonaises traditionnelles. Il s’agissait du générique de fin d’une série nommée Jûsenshi Gulkeeva (NDR : une production Sunrise de 1995).
Je crois d’ailleurs que la langue employée dans ce chant de Ghost in the Shell est d’ailleurs du japonais très ancien…
Tout à fait ! C’est ce qui ajoute ce côté presque religieux.
Comment faîtes-vous pour dénicher ce genre de sonorité ? Êtes-vous constamment à l’écoute pour rechercher des nouveaux sons ?
Quand un réalisateur veut quelque chose de particulier, j’écoute ses directives, puis je cherche ce qui pourrait illustrer ses propos. Par exemple, on peut me demander un instrument qui sonne métallique quand on frotte quelque chose ou un autre qui a une résonance très longue. Voilà le genre d’indications que l’on me donne.
Ensuite, je me rends en général dans des boutiques d’instruments de musiques à proximité et j’en essaye certains pour trouver ce son. J’explore également toutes les possibilités d’un instrument, même les plus saugrenues. Par exemple, pour Ring, ceux que j’ai utilisés sont tout à fait conventionnels comme le violon, mais je change la manière de jouer.
Depuis deux ou trois ans, vous travaillez de plus en plus sur des longs métrages, pas forcément d’animation d’ailleurs. C’est une évolution que vous avez toujours voulue ?
Non, je ne l’ai pas cherché particulièrement ! Ce sont surtout des rencontres qui font que les choses ont pris cette évolution. De plus, travailler sur un long métrage prend beaucoup de temps, donc forcément, je fais moins de séries TV.
Pourtant, on pourrait penser qu’il y a moins de musiques à composer sur un simple film…
Certes, mais on peaufine, on fait plusieurs propositions et parfois, le réalisateur est exigeant. Il faut aussi que chaque musique colle parfaitement à l’image. Pour une série, il s’agit plutôt de composer une banque de thèmes dans laquelle le réalisateur puisera suivant ses besoins et ses préférences. C’est vraiment un travail différent.
Quand vous travaillez avec Mamoru Oshii, y a-t-il un pourcentage de compositions qu’il rejette ou accepte-t-il dans l’ensemble tout ce que vous faites ?
Oh, il y a des choses qu’il refuse, bien sûr ! Cela dépend des morceaux.
Avez-vous fait des musiques de jeu vidéo ? J’en vois peu dans votre musicographie ?
C’est un domaine où j’ai eu peu souvent l’occasion de travailler. J’ai fait toutefois quelques jeux sortis sur Game Boy Advance. Il faut dire aussi que pendant longtemps, la composition pour les jeux vidéo était très limitée. Elle n’offrait pas une très large palette de sons et d’instruments. Je me souviens quand je jouais sur ma Nintendo, la musique était vraiment nulle !
Quand vous étiez plus jeunes, y a-t-il des dessins animés qui vous ont marqués ?
J’adorais une série tellement ancienne que personne ne doit connaître : Osomatsu-kun. J’aimais bien également une série de fantômes très populaire, Obake no Q-Tarô, ainsi que Tetsuwan Atom (Astro le petit robot).
Faisiez-vous déjà attention à la musique à l’époque ?
Non, pas du tout, mais comme tous les enfants, je connaissais par cœur le générique.
Les grandes séries des années 1960/1970 avaient leurs compositeurs fétiches : Shunsuke Kikuchi, Takeo Watanabe, etc. Vous sentez-vous le successeur de ces gens-là ?
Je ne pense pas, parce que c’était vraiment une autre époque et une manière de travailler très différente, tant dans la conception que dans l’écriture de la musique.
Y a-t-il un genre de film dont vous aimeriez un jour écrire la bande originale ?
On fait souvent appel à moi pour des films assez durs et j’aimerais bien travailler un jour sur une comédie, pourquoi pas comme Maison Ikkoku, mais en film.
Vous avez composé en 1999 la musique d’un court métrage du Studio Ghibli : Ghiblies. Comment êtes-vous venu à travailler avec le célèbre studio ?
C’est le directeur sonore, Kazuhiro Wakabayashi (qui a aussi travaillé sur Princesse Mononoké) qui m’a choisi, moi, Kenji Kawai, pour réaliser la B.O. de cette parodie. J’en étais très flatté !
Il y a quelques années, pour la réédition des films de Patlabor, vous avez retouché les musiques. Parlez-nous de ce travail…
À l’époque où la musique de ces films avait été enregistrée, nous n’avions pas les mêmes moyens, surtout pour le premier qui date de 1989. Cette réédition fut l’occasion d’améliorer le son. Toutefois, la musique n’a pas été recomposée pour autant, disons que je l’ai réarrangée. J’ai rajouté plus de cordes et de voix, et nous avons réalisé un mixage multicanal (pour obtenir un son 5.1).
Quels sont vos projets actuellement ?
Je travaille sur Mini-Pato, une parodie de Patlabor en trois volets Je viens aussi de terminer la musique de WXIII Patlabor, le nouveau long métrage. Enfin, je viens de signer la musique d’un film français intitulé Samouraïs.
Qui a eu l’idée de vous embaucher ? Comment s’est déroulé cette collaboration ?
Le réalisateur Giordano Gederlini avait apprécié les musiques de Ghost in the Shell et il cherchait quelque chose d’original ayant en même temps une sonorité japonaise. De plus, une partie du tournage de ce film s’est faite au Japon. Il y est venu par ailleurs plusieurs fois pour préparer son film et c’est à ce moment que nous nous sommes rencontrés.
Est-il vrai que Chistophe Gans avait également pensé à vous pour les musiques du Pacte des loups ?
C’est exact, j’avais commencé à travailler dessus et cela ne s’est finalement pas fait. Apparemment, il s’est penché sur les musiques sur la fin de la production et cela devenait compliqué de travailler ensemble, tant pour des questions d’emploi du temps que pour des raisons techniques (distance, communication, etc).
Interview réalisée en Décembre 2001 par Olivier Fallaix
(complétée par des propos recueillis en 2004)
Publiée dans AnimeLand #80
Traduction : Emi Hiraoka
Remerciements à Laurence Granec et Karine Ménard
À voir : émission Toco Toco consacrée à Kenji Kawai (sous-titres français disponibles)
[ Discographie -très- sélective ]
1986 Akai Megane (film live)
1986 Maison Ikkoku (série TV, avec Takuo Sugiyama)
1987 Vampire Princess Miyu (OVA)
1989 Patlabor – Film 1 (film)
1989 Patlabor (série TV)
1989 Ranma ½ (série TV, avec Hideharu Mori et Akihisa Matsuura)
1990 Samurai Pizza Cats (série TV)
1991 Kerberos Panzer Cops (film live)
1993 Irresponsible Captain Tylor (série TV)
1993 Patlabor – Film 2 (film)
1994 Blue Seed (série TV)
1995 Ghost in the Shell (film)
1998 Ring 1 (film live)
2000 Ghiblies (court métrage)
2001 Avalon (film live)
2001 Ring 2 (film live)
2002 Dark Water (film live)
2002 WXIII Patlabor 3 (film)
2002 Samouraïs (film live)
2002 Bloody Mallory (film live)
2004 Ghost in the Shell 2 – Innocence (film)
2006 Death Note 1 & 2 (films)
2006 Fate/stay night (série TV)
2008 L – Change the World (film)
2008 Sky Crawlers (film)
2009 Eden of East (série TV)
2009 Apocalypse – La Seconde Guerre mondiale (documentaire)
2011 Gantz (film live)
2014 World Trigger (série TV)
2016 Mob Psycho 100 (série TV)
2018 Maquia, When the Promised Flower Blooms (film)
2019 Mob Psycho 100 II (série TV)
Site officiel de Kenji Kawai